"Le p'tit bal AMUSéON"

une nouvelle écrite par Anick, écrivaine - danseuse

Elle s'était dit que ce serait certainement mieux qu'un anxiolytique

Les premières aubes lumineuses du printemps, les jonquilles en devenir et ce petit soleil timide qui hésite encore à se dévoiler vraiment, tout cela l'avait toujours plongée dans une profonde mélancolie, un mal-être dont elle ne comprenait pas l'origine et qu'elle ne savait comment surmonter. Mais cette année, et particulièrement depuis huit jours, c'était bien pire que d'habitude.

Alors, ce bal folk annoncé à Ville, pas très loin de chez elle, l'avait remplie d'allégresse. Elle allait sortir de sa housse la jupe à volants mordorés, cirer les chaussures à brides et danser, danser jusqu'à en perdre le souffle et la boussole, jusqu'à éradiquer pour quelques heures, peut-être même quelques jours, ce profond dégoût du terne quotidien et cette angoisse qui l'avait prise en sa froide tenaille. Elle en était sûre, la musique exhalée du pipasso, du violon et de la flûte allait l'étourdir encore mieux qu'un Chivas de 20 ans d'âge !

Lorsqu'elle arriva, vers vingt et une heures, sur le parking de la salle des fêtes, il y avait déjà des amateurs ; elle reconnut les voitures des habitués. Les "folkeux" sont gens à part. Pas d'alcool, pas de fumée dans les bals folk, pas de drogue non plus, on ne s'enivre, on ne s'étourdit que de musique. On y va pour se rencontrer, pour danser, toutes générations confondues, pour se tenir la main lors des cercles, et peu importe que votre partenaire soit jeune ou vieux, Adonis ou bancal, obèse ou filiforme, ni même que votre cavalier se révèle être une cavalière : les impératifs de la danse provoquent parfois plusieurs changements de sexe par soirée…Miracle de la danse folk qui n'a nul besoin de  chirurgie réparatrice !

La musique jouait en sourdine, les musiciens s'accordaient. Chic, elle était arrivée à temps pour la première danse, le traditionnel cercle circassien qui échauffe et rassemble.

Le grand avantage de ce genre de bal, c'est qu'on peut y venir seul ; on est sûr de danser, il suffit de s'avancer avec autorité sur le parquet et de s'intégrer aux rondes, aux lignes de bourrée du Berry ou aux carrés du quadrille. Pour les danses en couple, il y a toujours une "âme en peine" à débaucher. Là encore, peu importe le cavalier, finalement, seuls comptent la danse, le rythme, les tourbillons de la scottish et les pastourelles de la valse écossaise.

Il y avait si longtemps qu'elle fréquentait les bals folk qu'elle les connaissait toutes, ces danses traditionnelles de Bretagne, d'Auvergne et d'ailleurs, qu'elle les exécutait d'instinct, toutes… sauf une : la mazurka ! Jamais elle n'avait réussi à enchaîner correctement les pas. Elle se trouvait immanquablement sur la pointe du pied quand elle aurait dû être sur le talon, et, tout aussi mécaniquement, elle tournait à droite lorsqu'il aurait fallu virer à gauche, laissant son cavalier désemparé… et les orteils quelque peu endoloris !Comme il y avait fatalement au moins une mazurka par bal, elle se sentait frustrée de n'y pas participer. Elle trouvait son incapacité tout à fait stupide, aussi, pendant la semaine, répétait-elle, seule dans sa cuisine, une sorte de petit refrain mnémotechnique : "pose pose lève, pose pose lève, pose pose lève 1,2,3…". La mélodie de la mazurka lui trottait dans la tête, elle la fredonnait en enchaînant les pas, une casserole ou un torchon à la main et personne chez elle ne s'étonnait plus de cette bizarrerie : des repas préparés sur un air de mazurka ! Arrivait toujours ce moment béni où elle s'écriait : "Ça y est, je la tiens !" Impatiente, elle attendait le bal suivant pour mettre en pratique son apprentissage solitaire, mais sitôt qu'elle se retrouvait dans les bras d'un cavalier, cela recommençait à ne plus tourner rond. Elle avait fini par se résigner à "faire tapisserie", ce n'était pas bien grave, après tout. Quand même, ça la chagrinait.

Et puis il y avait eu ce coup de tonnerre dans son ciel calme, un crabe insidieux s'était installé dans son ventre, se creusant jour après jour un nid plus profond sans qu'elle s'en aperçoive. Le diagnostic de la maladie l'avait terrassée et, dans un premier temps, elle s'était résignée, s'était laissé soigner, indifférente et passive, malgré les exhortations de son médecin qui exigeait d'elle qu'elle lutte, au moins, et lui assurait qu'elle pouvait gagner pour peu qu'elle en ait la volonté.

Il y avait presque vingt ans de cela, pourtant elle se souvenait avec acuité de cette période de complète apathie, si éloignée de sa nature profonde. Elle s'en souvenait d'autant mieux que venaient de retentir, dans la salle de bal, les premières notes de… la mazurka, celle-là même qu'elle avait entendu résonner dans sa tête le matin de l'opération, alors qu'elle sombrait déjà dans une vaporeuse pré-anesthésie, sur le chariot qui l'emmenait. Sa dernière pensée avait pris la forme d'une sorte de litanie singulière, incongrue : "Si je m'en sors, je jure que j'apprendrai à danser la mazurka, si je m'en sors, je jure…"

Et elle s'en était sortie, pas trop mal, après une lutte longue et acharnée. Il lui restait à accomplir son vœu. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à ces prisonniers de la dernière guerre qui s'étaient engagés à se rendre au pèlerinage de Lourdes si la Vierge les protégeait pendant leur captivité et les faisait rentrer au pays. Le parallèle était osé mais elle était sûre qu'en ce qui la concernait, c'était bien cette mazurka qui lui avait redonné l'espérance et le goût de la lutte. Oh, bien sûr, elle était consciente que ce mélange "foi-superstition" était tout à fait puéril mais qu'importe, puisqu'il l'avait sauvée.

Elle s'élança sur la piste, bien décidée à réussir, cette fois, à dompter ses pieds rétifs afin d'apprivoiser les notes et les pas. Il y avait du mieux, les efforts fournis depuis vingt ans commençaient à porter leurs fruits, il était temps ! Mais ce n'était pas encore ça, loin s'en fallait… Lorsqu'elle retourna s'asseoir, elle se sentit soudain emplie d'une sorte de sérénité, bien différente de l'état d'esprit dans lequel elle était arrivée au bal, ce soir. L'angoisse l'avait quittée, cette angoisse étouffante, intolérable qui l'avait saisie une semaine auparavant et qui, depuis, la poursuivait jour comme nuit, la mordait au ventre, l'empêchait de vivre les simples moments du quotidien, qui déjouait toutes ses tentatives de raisonnement sensé, cette angoisse qui avait surgi de l'enveloppe contenant les résultats d'analyses… Il était revenu, le crabe, il avait repris possession d'elle et elle ne savait pas si elle serait à nouveau capable d'engager la lutte, de la gagner.

Mais ce soir, sous les lumières douces et rassurantes des lampions du plafond, enveloppée, comme en un cocon, par les notes veloutées de cette musique venue du fond des âges, soudain, elle en fut certaine : sa maîtrise de la mazurka étant bien loin d'être parfaite, la mort devrait attendre… encore un peu.

Anick Baulard